30 expositions en Languedoc-Roussillon
6 juin-28 septembre 2008
Commissaire général : Emmanuel Latreille
Conseiller scientifique : Christian Besson
Livre publié à l’issue de l’exposition
Titre de couverture:
« La Dégelée Rabelais
Une navigation polyphonique en 5 mouvements orchestrée par
Emmanuel Latreille & Christian Besson
Avec 1 introduction & 15 présentations des mêmes ;
1 DVD avec 3 conférences magistrales de mythologie gallique de Claude Gaignebet ainsi que 2 exposés du même ; 22 chapitres en 320 pages agréablement disposées, 296 photographies avec leur légende & 38 citations de Maître Alcofribas & 1 anonyme ; 1 dissertation mythopoétique de Bruno Pinchard, 1 excursus de Bernard Fabvre, 4 notices de Jean-Pierre Piniès & 1 de Sophie Phéline, 1 table des illustrations, 1 bibliographie succincte, 1 index des citations, 1 colophon 387 remerciements ; en supplément la liste détaillée des œuvres, objets et documents exposés l’été 2008. »
Texte d’introduction du catalogue :
La Dégelée Rabelais 2008
Prendre une dégelée comme prendre une bonne leçon. Une leçon de mythologie et d’art mêlée. On retient souvent du Quart Livre de Rabelais l’épisode dit des « paroles gelées ». C’est oublier que ce qui s’y narre est précisément le dégel de ces paroles[1]. La Dégelée Rabelais veut écouter cette rumeur : le bruissement d’un texte, mais aussi des mythes et des légendes qui résonnent du plus lointain ou du plus proche, des thèmes, des images et des énoncés, enfouis, oubliés ou ignorés. Le choc des anciennes batailles entendu confusément par les voyageurs en quête de la Dive Bouteille est ici transposé en une confrontation multiple, entre un texte majeur de la Renaissance, ce qu’il charrie de mémoire populaire, de récits et de représentations remontant à la nuit des temps, les traces qui en subsistent encore aujourd’hui, et des œuvres de notre temps présent parfois tout à fait ignorantes des phénomènes de chambre d’écho dans lesquelles nous les avons délibérément plongées. Tel est ce dégel – transposé, analogique – mis en œuvre et en espace l’été 2008, en Languedoc-Roussillon.
De la culture populaire
L’œuvre de François Rabelais marque un tournant important dans la culture européenne, par le passage qu’elle opère entre le Moyen Âge et la Renaissance. Le grand critique russe Mikhaïl Bakhtine, dans sa thèse sur Rabelais[2], a montré en quoi le « réalisme grotesque » des aventures de Pantagruel et Gargantua témoignait de la vitalité encore forte d’un humour populaire et de ses formes ritualisées (dans les carnavals, les festivités où étaient autorisés des comportements et des impertinences très libres par rapport aux normes prônées par les institutions, civiles et religieuses), loin des formes savantes qu’imposera finalement l’âge classique. « Les images de Rabelais, précise Bakhtine, sont empreintes d’une sorte de caractère non-officiel indestructible, catégorique, de sorte qu’aucun dogmatisme, aucune autorité, aucun sérieux unilatéral ne peuvent s’harmoniser avec les images rabelaisiennes, résolument hostiles à tout achèvement définitif, à toute stabilité, à tout sérieux limité, à tous terme et décision arrêtés dans le domaine de la pensée et de la conception du monde. »
Avec l’art contemporain, les formes savantes et construites de l’art (y compris de l’art moderniste « sérieux ») qui obéissaient peu ou prou à la notion traditionnelle d’œuvre d’art, subissent pareillement une mise en question radicale. Les images d’aujourd’hui, en recomposition permanente, font éprouver dans l’art une instabilité générale qui met foncièrement en cause la dimension de l’œuvre achevée, pour lui préférer des configurations plus éphémères, plus ludiques parfois, avec des contenus prosaïques souvent familiers et quotidiens, qui ne craignent pas de traiter avec humour et « folie » toutes les dimensions de la vie humaine, les plus « hautes » comme les plus « basses ». Nous ressentons aujourd’hui ce passage d’une culture des objets sacralisés à une culture nouvelle, faite de figures en constante transformation et de signes résolument polymorphes. Par bien des aspect et par-delà les siècles, l’art contemporain renoue ainsi avec l’esprit de cette lointaine culture populaire à laquelle le texte rabelaisien est si sensible.
Rabelais et l’art contemporain
Rabelais est périodiquement célébré ; ainsi, en 2003, pour le 450e anniversaire de sa mort. Ces célébrations n’ont jamais fait appel à l’art contemporain de façon importante. Le milieu de l’art contemporain, comme le grand public, a une connaissance de Rabelais la plupart du temps très vague. Rien ou presque de ses sources théologiques et humanistes, d’une part, de ses emprunts au vaste fond du folklore et de la mythologie populaire, d’autre part, n’est perçu. Pourtant, Kandinsky et Franz Marc dans l’Almanach du Blaue Reiter (1912), ou la revue du mouvement Cobra (1948-1951 avaient montré la voie en faisant place à des articles illustrés qui portaient sur des objets ou des rites populaires comme le carnaval. Mais en définitive, alors même que l’art moderne s’est ouvert à de nombreuses formes de primitivisme et s’est passionné pour l’ethnographie – aujourd’hui encore avec les Cultural Studies –, l’intérêt mesurable pour les traditions folkloriques européenne reste faible. Il y a sans doute à cela une double explication. L’art moderne a été globalement futuriste, tourné vers la rupture, thuriféraire de la Tabula rasa. Il y avait donc quelque incompatibilité avec des disciplines qui s’intéressaient aux « traditions ». De plus, celles-ci ont souvent été accaparées, dans l’entre-deux-guerres notamment, par les idéologies totalitaires ; le folklore finit par ne pas avoir bonne presse ! Quand on s’occupe d’art contemporain, il y a de fortes chances pour que l’on ne s’intéresse pas à saint Blaise !
Une rencontre un peu approfondie, entre l’art contemporain et un Rabelais mis en perspective avec ses sources populaires, n’a en conséquence jamais été tentée. Mettre dans une même exposition des œuvres d’art, qui aiment à être isolées, avec des documents, des images populaires ou des objets vernaculaires paraîtra inacceptable à plus d’un. Les précédents en la matière sont du côté des cabinets de curiosité revisités par des artistes, des historiens ou des commissaires visionnaires. Nous pensons à The Uncanny de Mike Kelley (Arnhem, 1993 ; Liverpool, 2000 ; Vienne, 2005), à L’Âme au corps de Jean Clair (Paris, 1993), à Iconoclash de Bruno Latour et Peter Weibel (Kalsruhe, 2002), et tout récemment à Artempo, conçue par Axel Vervoordt et Mattijs Visser (Venise, 2007). Dans tous ces exemples, on a tenté de dépasser une histoire de l’art repliée sur elle-même au profit du point de vue élargi de la culture visuelle. Il reste que si cela a été tenté en confrontant l’art à l’histoire des sciences ou à la curiosité, la rencontre du premier avec le folklore et la mythologie populaire européenne n’a jamais eu lieu dans le cadre d’une grande manifestation.
Polyphonie
Mikhaïl Bakhtine a forgé trois concepts qui peuvent nous servir de guide pour concevoir, à partir de l’art contemporain, un grand événement autour de Rabelais : le carnavalesque, le chronotope et le dialogisme. L’élément carnavalesque enracine le texte dans la culture populaire de son temps. Le chronotope caractérise l’unité de temps et de lieu du récit. Le dialogisme est le propre d’une écriture, construite comme une polyphonie, qui s’énonce de plusieurs voix. Les études récentes nous incitent à ajouter que cette polyphonie est aussi faite d’anachronismes et que le texte rabelaisien empile des niveaux historiques hétérogènes. Dans Rabelais, nous sommes sensibles à la culture populaire et à la tradition carnavalesque ; à un chronotope marqué par un temps collectif, cyclique, spatial et concret ; à la superposition des voix théologiques, humanistes et populaires et à la coexistence d’époques différentes.
Rabelais peut être lu aussi bien dans son registre savant que populaire, étant simultanément l’héritier d’une culture populaire oubliée et l’un des acteurs majeurs engagés dans la lutte pour l’humanisme renaissant. Il est une puissante incitation à concevoir une manifestation complexe et riche, à placer des expositions sous l’emblème du dialogisme, à construire une large scène où les points de vue, les cultures et les époques se rencontrent dans un discours polyphonique – une scène où l’art puisse interférer aussi bien avec le folklore qu’avec la culture de masse. Une manifestation autour de Rabelais ne peut accepter la coupure entre high et low culture, ne peut se limiter au domaine de l’art avec un grand A. Son point de vue est au contraire celui de l’image en général, celui d’une culture visuelle élargie, comme l’historien Aby Warburg l’avait déjà pressenti dans son Bilderatlas Mnemosyne (1927-1929), quand il confrontait des images de toute provenance à celles de l’art de la Renaissance, la danse des Indiens Pueblo à la ligne serpentine de la Vénus de Botticelli.
Parcourons nos chapitres. Gargantua, géant plasmateur, jeteur de rochers, a un gosier immense qui lui permet d’avaler pèlerins et moulins à vent. Il est né à la Saint-Blaise, tandis que son fils, Pantagruel, a la gorge desséchée pour être né en canicule. L’ami Panurge, le rusé est aussi le fou de la bande : chemise de chienlit et coqueluchon. Avec Frère Jan des Entommeures, Epistemon, Gymnaste, Eusthenes, Rhizotome, Carpalim et Xenomanes, ils savent se remplir la panse à la moindre occasion et boire pour philosopher et hausser le temps. Petits ou grands rotent et pètent à l’envi et ce n’est que spiritualité. Rien de la chair ne leur est étranger et peu de tabous arrêtent leurs propos. Tels des carabins, ils ont l’humour aussi gras que le scalpel facile, car sur les champs de bataille de la Renaissance on regarde la mort en face – sauf Panurge, le trouillard, qui fait dans son froc. Il sera, c’est certain, cocu, battu et volé, même s’il sait noyer le marchand de mouton avec ses bêtes. Tout ce beau monde est emporté dans un flot d’inventions verbales qui ne tarit jamais. C’est la grande fête du langage autant que de Carnaval, et les mots vont parfois à l’envers comme le monde. Aussi faut-il bien pronostiquer et regarder les étoiles pour savoir si les vents seront favorables et pousser l’embarcation d’îles en îles, de prodiges en merveilles, d’Utopie en nulle part, jusqu’à l’oracle de Bacbuc.
Ce maelström d’aventures et de mots de gueule, de mythologie gallique et d’ésotérisme charnel, guidé par les étoiles du chemin de Saint-Jacques, est un puissant courant. Il peut bien emporter avec lui trente expositions, et autant de vernissages, cinq livres et quinze chapitres, une introduction, quelques notices synthétiques, des études érudites, des citations, une liste des œuvres exposées et des remerciements – chaleureux –, des gravures de la Renaissance, des photographies, des statuettes de saints, un dispositif sonore, une trousse de chirurgie, des objets détournées, des images d’Épinal et des affiches, des dessins, et des croquis fait d’après nature, des photomontages et des assemblages, des environnements et des installations de toute sorte, une collection d’objets à systèmes, une autre de tire-bouchons, des sculptures et des godemichés précieux, des vidéos, un soufflet, des fèves et des caganers, des menus de bombance et un tableau-piège, des cartes postales et des entretiens filmés, des rébus et des jeux de mots, une fresque et des chansons gaillardes, sans compter une fontaine colorée et des volatiles, des robots lubriques et un primitif perdu dans ses montagnes, des autruches, un lion et une dépouille d’ours, une enseigne marchande et un tas de cannettes de bière. Si la Licorne surgit dans un assemblage contemporain, ce n’est pas dans l’ignorance de ses modèles anciens – les artistes ont aussi des lettres ! – ; mais quand on nous entraîne dans l’anneau du CERN ou dans les égouts de quelque grande ville, c’est par pur plaisir de nous soumettre au démon de l’analogie que nous nous projetons, tels Maître Alcofribas, dans les entrailles de Gargantua. L’absurdité des guerres picrocholines n’a pas disparu, et la quête d’une mystérieuse réponse à nos questions existentielles guide encore inconsciemment nos pas. Car tels sont les artistes : érudits ou innocents, tour à tour malins et oublieux de leurs propres origines.
En somme notre essai joue sur deux tableaux. Celui, classique et controversé, de la survivance, à l’écoute des paroles incertaines, travesties ou effacées, et celui, constructiviste, de l’écho fabriqué, favorisant les rencontres improbables et les effets de sens entre des champs et des domaines étrangers les uns aux autres. La notion de survivance, avancée aussi bien par des historiens de l’art comme Warburg (qui parle de Nachleben) que par des folkloristes comme Saintyves ou des anthropologues comme Frazer, s’appuie sur la méthode comparatiste, laquelle est fondamentalement humaniste – comme Rabelais – et s’embarrasse peu de barrières culturelles, sociales, religieuses ou historiques. Encore fallait-il un guide sûr pour nous orienter dans le texte rabelaisien et y lire ce que lui-même conserve et transmet de savoirs et d’images. Nous l’avons trouvé en Claude Gaignebet, folkloriste, auteur d’une thèse sur Rabelais et du plus stimulant livre sur Carnaval que nous ayons pu lire. Le monument d’interprétation qu’il a dressé à notre auteur a fini par nous emporter au-delà des poncifs quelque peu naïfs sur la polyphonie qui avaient guidé notre projet à ses débuts.
Emmanuel Latreille Christian Besson