La couleur des murs

La couleur des murs est un bon objet de réflexion pour introduire à la vaste question de la présentation des œuvres d’art dans un musée. En la matière, depuis le retour du décoratif défendu par le mouvement postmoderne, disons depuis la fin des années 1970, un relatif équilibre s’est établi entre ce dernier et le parti pris moderniste contraire, celui des murs blancs : entre les Greys et les Whites[1]. Dans un programme d’architecture, il est rare cependant que l’on demande des murs de couleur. Quand c’est le cas, comme à Nancy, par exemple où des travaux de restauration ont abouti en 1999 à un projet de mise en couleur signé par l’architecte, la conservatrice finit par être gênée lorsqu’elle veut fournir à une artiste contemporaine la possibilité d’une intervention qui porte justement sur la couleur. Le rêve du commanditaire, sa demande, demeure des murs « neutres » que l’on pourra au besoin peindre et remettre en blanc après. Car ce sont non seulement les expositions qui se succèdent et demandent des scénographies renouvelées, mais les collections elles-mêmes dont il faut bien reconnaître que l’on ne trouve plus de guide qui les décrive salle pas salle, pour la bonne et simple raison qu’elles sont elles aussi soumises à des changements accélérés, soumises à une rotation requise par la généralisation du caractère temporaire de toute exposition. Il y a donc comme un implicite du mur blanc, base souhaitée de la production renouvelée du spectacle muséal. Si couleur il y a, ce sera un geste, une marque rapportée. Reste à savoir si blanc et neutralité sont vraiment synonymes.

Le musée de Nantes

La marche vers les murs blancs est visible dans quelques photographies du musée de Nantes. Les murs sont surchargés dans l’ancien musée Feltre ; ils le sont encore dans le Musée des beaux-arts inauguré en 1900. Depuis, ils ont été considérablement allégés au profit d’une présentation aérée. Dans les salles classiques ou même dans celles, modernes, de la fin du XIXe siècle, on a conservé les lambris d’appuis ainsi que quelque mobilier, et/ou l’on a mis en couleur certains murs. Dans les salles contemporaines, au contraire, on a adopté un dépouillement des plus minimaliste.

Le musée de Grenoble

Les musées français ont tardé à se dépouiller. Le musée de peinture et sculptures de Grenoble, qui fut le premier à collectionner l’art du XXe siècle, et quasiment le seul avant la seconde guerre mondiale, ne brillait pas par son « display » dans les années 1930 !

Le Louvre, le Luxembourg

À Paris, cependant, on aère la présentation du Louvre en 1929 en adoptant une disposition « à portée de vue et espacée[2] »
En 1931, Louis Hautecœur s’efforce à son tour de rénover la présentation du musée du Luxembourg :
« Nous avons fait diviser la grande salle de sculpture par des épis, nous l’avons fait peindre d’un ton clair ; nous avons recouvert tous les socles bariolés d’une teinte semblable pour donner une unité d’impression…[3] »
Bref, en France on fut en retard ou du moins timide.

Fogg Museum

C’est pourtant souvent l’École de Paris qui fut l’occasion, ailleurs qu’en France, de présentations résolument modernes. Le musée de l’université de Harvard (Cambridge, Mass.) est doté en 1927 d’un nouveau bâtiment. Alfred Barr qui a suivi les cours de muséologie de Paul Joseph Sachs, dans ce musée d’application, trouve que l’exposition French Exhibit, en mars 1929, est « la meilleure exposition de peinture française depuis l’Armory Show de 1913 ». Il retiendra la leçon d’une présentation aérée, mais c’est aussi qu’il l’avait apprise ailleurs.

Museum of Modern Art, New York

La même année, il est chargé par Abby Rockfeller de concevoir le Moma à New York. Le musée ouvre en décembre 1929 ; Barr en a recouvert les murs de tissu écru et accroché les peintures à hauteur des yeux. Interrogée en 1974 sur ce mode d’accrochage, Margaret Scolari Barr, sa veuve, est dithyrambique :
« [The Paintings] were installed on plain Walls ; if the walls were not totaly white then they were the palest gray, absolutly neutral. And in the most novel way they were not symetracally […] Previously, the walls would be brocade – red brocade, blue brocade, green brocade wich would suck the color ut of the picture. Instead, the idea was to let the pictures stand on their own feet.[4]
L’architecte Philip Johnson, conservateur du département d’architecture de 1932 à 1934 tempère quelque peu l’originalité du display de Barr. Tous deux avaient voyagé en Europe :
« Alfred Barr and I were very impressed with the way exhibitions were done in Weimar Germany – at the Folkwang Museum in Essen especially. That’s where they had beige simple walls and the modern was know there. For instance, here all our museums had wainscoting. Of course that’s death to a painting. It skys the painting. That was the big battle in hanging paintings… The Metropolitan got used to skying pictures because of those idiotic dados[5]. But if you let the wall go dawn it’s much better. You naturally look slightly downward. Since there everybody’s hung their paintng low… Barr thought beige, that brownish stuff that he used, the monk’s cloth, was the most neutral thing he could get. After some time, the modern design people got hold of it and made it white paint… They painted the walls white… Before that it was always the cloth. And, of course, the cloth was much better. Because it doesn’t leave marks and the beige color was far better for painting than white. Never, never use white for painting. Then your frame is much brighter than your picture… If the area around the painting is brighter than your painting you’re taking away from the painting. This is what Alfred felt… And so the Folwang Museum especially impressed us and in Basel that impressed us was the sparcity of the hanging wich Alfred tried to use… of course we know those famous rooms of Alexander Dorner in Hanover. Essen, on the other hand, was a more reactionary, normal museum and they still hung painting low, against neutral background, with out trim, and in an architectural manner.[6] »
On ne peut être plus clair sur le fait que le modèle venait d’Europe et plus précisément d’Allemagne.

Fokwang Museum

Début 2010, l’exposition inaugurale du nouveau bâtiment du Folkwang museum d’Essen s’intitulait Das schönst Museum der Welt. Le titre de l’exposition disait la fierté de ce musée d’avoir été le premier musée d’art moderne au monde, avant que les nazis ne confisquent, brûlent ou vendent en Suisse quelque 1500 de ses œuvres. Les photographies antérieures à 1933 montrent une présentation aérée, usant cependant de ce que Johnson qualifie de « manière architecturale », c’est-à-dire, si je comprends bien, misant sur le pouvoir décoratif de la symétrie. Ernst Gosebruch, amis des peintres expressionnistes allemands, avait pris la tête du musée municipal d’Essen en 1909. En 1921, le contenu du Folkwang Museum de Hagen, un important ensemble de tableaux modernes constitué à partir de 1902 par le collectionneur et mécène Karl Ernst Osthaus était acheté pour le musée d’Essen par un groupe de mécènes. C’est ainsi que dans la foulée, ce musée devint le Folkwang museum d’Essen, lequel fut doté d’un nouveau bâtiment ouvert en 1929. C’est là que Johnson vit le mode d’accrochage qu’il trouva si remarquable[7].

Alexander Dorner

Dorner devint directeur du musée de Hanovre en 1925, à 32 ans. Sa collaboration avec El Lissitzky pour l’Abstrakt Kabinett ou celle avec Moholy Nagy pour la Raum der Gegenwart sont célèbres. En arrivant au musée de Hanovre, non seulement il aéra l’accrochage, mais il transforma les salles, comme en témoignent des photographies où l’on peut confronter l’avant et l’après. Dans la galerie 44, par exemple, on voit comment il a littéralement « baissé les murs ». Quant à la galerie du dôme, elle a perdu tout décor architectural.

Autres musée allemands

Dans cette histoire,  les musées d’Essen et de Hanovre tiennent la vedette. Cependant une brève enquête iconographique montre qu’ils ne furent pas les seuls en Allemagne à aérer l’accrochage, à se passer des lambris et à neutraliser les murs.

Le rôle des avant-gardes : le décor

Johnson parle négativement de la décoration architecturale. Ce fut pourtant une revendication des courants artistiques du tournant du siècle. Les scénographies de la Secession viennoise, par exemple, annoncent bien des interventions d’artistes contemporains qui prennent à bras le corps l’architecture.

Les Whites

Le décoratif était précisément ce que rejetait, ou déniait, l’architecture moderniste du mouvement international. Et le blanc allait triompher de la toile tapissée qui avait été défendue comme un fond neutre. Dans un renversement et un oubli surprenant de l’histoire, c’est le blanc qui allait paradoxalement occuper – usurper – la place du neutre.

Le rôle des avant-gardes : le privé

Le blanc fut donc porté au pouvoir pas les avant-gardes. Mais si elles ont préparé le terrain à un display non académique, c’est aussi parce qu’elle ont trouvé dans l’espace privé des collectionneurs d’autres format d’architecture. À cet égard le postmodernisme en est revenu à un espace public, à un art fustigé précisément comme étant un art institutionnel dont la destination est le musée[8]. Dans les intérieurs privés, lieux de vie, comme dans les espaces des galeries du mouvement moderne, les murs étaient le plus souvent dépourvus naturellement de la hauteur nécessaire à un accrochage sur plusieurs niveaux. Autrement dit, si on accrochait à hauteur des yeux, c’est parce qu’on ne pouvait faire autrement. Du moins un habitus s’installa-t-il ainsi.

Stieglitz et 291

Pour terminer ce retour sur le rôle des avant-gardes et en revenir au tissu dont Alfred Barr fit tapisser les murs du premier Moma, il faut encore évoquer la galerie 291 d’Alfred Stieglitz, qui fut un haut lieu de monstration de la photographie mais aussi de la peinture européenne. Dans la première petite galerie de la Photo-Secession, sise au numéro 291 de la 5e avenue, et ouverte le 25 novembre 1905, Stieglitz fit tapisser les murs d’un tissu, genre toile de jute, et disposa un rangement fermé par un rideau en lieu et place des traditionnels lambris d’appuis.
« One of the larger rooms is kept in dull olives tones, the burlap wall-covering being olive gray ; the woodwork and moldings similar in general color, but considerable darker. The hangings are of an olive-sepia sateen, and the ceiling and canopy are of a very deep creamy gray. The small room is designed especially to show prints on very light mounts or in white frames. The walls of this room are covered with a bleached natural burlap ; the woodwork and moldings are pure white, the hangings, a dull ecru. The third room is decorated in gray-blue, dull salmon, and olive-gray. In all the rooms the lapshades match the wall-coverings[9].
La galerie 291 qui succéda à ce permier lieu, s’établit à côté, au numéro 293 de la 5e avenue, et ouvrit le 1er décembre 1908 : elle reproduisit grosso modo les mêmes choix esthétiques, avec les mêmes matériaux et le même type d’harmonies colorées. Elle fonctionna jusqu’en 1917. De ces displays de Stieglitz, il est regrettable que nous ne conservions que des vues en noir et blanc.

Stedelijk Museum Amsterdam

L’histoire de la toile de chanvre ou de jute, teinte ou écrue, nous conduit pour finir au Stedelijk Museum d’Amsterdam. Le Baron David Cornelius Röell pris la direction de ce musée en 1936. Il s’adjoint le graphiste Willem Sandberg. Une annecdote veut que celui-ci, par un coup de force, peignit en blanc un week-end les murs de brique du hall d’entrée. En 1938, tout le musée avait été rénové. Il avait fait enlever les lambris d’appuis, tendre un tissu de toile de jute (ou de chanvre ?) sur les murs et l’avait fait peindre en blanc :
« Les salles ont été nettoyées, un vélum a été tendu sous l’éclairage du plafond et les murs ont été recouverts. Tout est devenu très clair[10]. »
Une toile tapissée et peinte en blanc recouvre encore aujourd‘hui les salles du vieux Stedelijk.

***

Il n’y a pas lieu de conclure. Dans le chassé-croisé du neutre et du blanc, le devenir décoratif de l’art a été tour à tour recherché ou dénié. Si le blanc a finit par s’imposer comme le substrat implicite du spectacle muséal, c’est sans doute parce que c’est désormais aussi le musée qui s’expose – comme en témoignent les photographies d’expositions que l’on prise désormais parfois autant que celles des œuvres : « ça montre l’espace, ça montre l’accrochage ». Nous pouvons ainsi être sûrs que la construction d’un nouveau bâtiment, pour agrandir le musée des beaux-arts de Nantes, non seulement permettra de « montrer plus d’œuvres, dans de meilleurs conditions », mais aussi contribuera à renouveler le spectacle institutionnel.


* Christian Besson, Introduction au colloque Qu’est-ce qu’un musée d’art pour le XXIe siècle ?, Nantes, musée des beaux-arts, 27 octobre 2010.

[1] . « Greys » désigne le groupe des architectes postmodernes, Robert Venturi, Charles Moore, Robert Stern, Aldo Rossi, Oswald Mathias Ungers, Ricardo Bofill, Hans Hollein, architectes qui rejètent le style blanc de l’architecture moderniste, celle des « Whites ».

[2] . Dominique Poulot, Une Histoire des musées de France. XVIIIe-XXe siècle, Paris, La Découverte, p. 144, citant Germain Bazin.

[3] . Idem, ibidem.

[4] . Cité par Mary Anne Staniszewski, The Power of Display. A History of Exhibition Installations at the Museum of Modern Art, Cambridge/Londres, the MIT Press, 2001, p. 62.

[5] . Lambris d’appuis, synonyme de wainscoting.

[6] . Cité par May Anne Staniszlawski, op. cit., p. 64.

[7] . Sur ces voyages, cf. Sybil Gordon Kantor, Alfred H. Barr, Jr. and the intellectual Origins of the Museum of Modern Art, Cambridge (Mass.)/Londres, The MIT Press, 2002.

[8] . Cf. William Rubin.

[9] . Camera Work, n° 14, avril 1906, p. 48, cité par William Innes Homer, Alfred Stieglitz and the American Avant-Garde, Boston, New York Graphic Society, 1977, p. 39-40.

[10] . John Jansen van Galen & Huib Schreurs, Site for the Future. A Short History of the Stedelijk Museum, 1895-1955, Amsterdam, V+K Publishing, 1995.