«Dispositif» et «Ge-Stell»

Un rapprochement

On a rapproché le « Ge-stell » chez Heidegger du « dispositif » chez Foucault. Le « Ge-stell » apparaît dans la conférence sur la technique. André Préau, dans l’édition française, traduit par «arraisonnement». Michel Haar préfère « con-sommation ». En anglais, on traduit en général par « enframing ». Pour Heidegger ce qui importe n’est pas que l’homme maîtrise la technique, mais qu’il soit « arraisonné » par elle, c’est-à-dire sommé d’exploiter la nature et de s’en rendre maître. Il s’agit d’un destin contraignant. Le « Ge-stell » partage donc avec le « dispositif » selon Foucault un caractère non humaniste; il a la force d’une détermination. Le dispositif serait alors chez Foucault une manifestation de son heideggerianisme.

Extrait du texte de Heidegger

« Nous nous risquons à employer ce mot (Gestell) dans un sens qui jusqu’ici était parfaitement insolite.
Suivant sa signification habituelle, le mot Ge-stell désigne un objet d’utilité, par exemple une étagère pour livres. Un squelette s’appelle aussi un Gestell […]
« Dans l’appellation Ge-stell (« arraisonnement »), le verbe stellen ne désigne pas seulement la provocation, il doit conserver en même temps les résonances d’un autre stellen, dont il dérive, à savoir celles de cet her-stellen (« placer debout devant », « fabriquer ») qui est uni à dar-stellen (« mettre sous les yeux », « exposer ») et qui, au sens de la ποίησιϛ, fait apparaître la chose présente dans la non-occultation. Cette production qui fait apparaître, par exemple, l’érection d’une statue dans l’enceinte du temple, et d’autre part le commettre pro-voquant que nous considérons en ce moment sont sans doute radicalement différents et demeurent pourtant apparentés dans leur être. Tous deux sont des modes du dévoilement, de l’ἀλήθεια. Dans l’arraisonnement se produit (ereignet sich) cette non-occultation, conformément à laquelle le travail de la technique moderne dévoile le réel comme fonds. Aussi n’est-elle ni un acte humain ni encore moins un simple moyen inhérent à un pareil acte […] » (Martin Heidegger, op. cit., p. 26-28.)

Commentaire de Giorgio Agamben

« Je me trouve engagé depuis trois ans dans une recherche dont je commence seulement à entrevoir la fin et que je pourrais définir approximativement comme une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement […]
« À la lumière de cette généalogie théologique, les dispositifs de Foucault acquièrent une importance plus grande encore dans un contexte où viennent se croiser les « positivités » du jeune Hegel, mais aussi le Gestell du dernier Heidegger, dont l’étymologie n’est pas sans rapport avec celle de dis-positio, dis-ponere (l’allemand stellen correspond au latin ponere). Quand Heidegger, dans La Technique et le tournant, écrit que Ge-stell signifie communément « appareil » (Gerät), mais qu’il entend par ce terme « le recueillement de cette dis-position (stellen) qui dis-pose de l’Homme, c’est-à-dire qui exige de lui le dévoilement du réel sur le mode du commandement (bestellen) », la proximité de ce terme avec la dispositio des théologiens, mais aussi avec les dispositifs de Foucault devient évidente. Le lien qui rassemble tous ces termes est le renvoi à une économie, c’est-à-dire à un ensemble de praxis, de savoirs, de mesures, d’institutions dont le but est de gérer, de gouverner, de contrôler et d’orienter – en un sens qui se veut utile – les comportements, les gestes et les pensées des hommes. » (Giorgio Agamben, op. cit., p. 27-28.)

Bibliographie

  • Martin Heidegger, « Die Frage nach der Technik », Vorträge und Aufsätze, Pfullingen, G. Neske, 1954. (*« La Question de la technique », Essais et conférences, trad. André Préau, préface Jean Beaufret, Paris, Gallimard, 1958, p. 9-48.)
  • Michel Haar, Le Chant de la terre, Paris, L’Herne, 1985, p. 167-169.
  • Giorgio Agamben, Che cos’è un dispositivo ?, Rome, Nottetempo, 2006. (*Qu’est-ce qu’un dispositif ?, trad. Martin Rueff, Paris, Payot/Rivages, coll. « Rivages poches petite bibliothèque », 2007, p. 27-28.)
  • Du Gestell au dispositif, Actes de la journée d’études (Institut de Recherche Philosophique de Lyon, Université Jean-Moulin-Lyon 3, 5 juin 2009), sous la dir. de Valentina Tirloni), Fernelmont (B), Éditions modulaires européennes, coll. « Transversales philosophiques », 2011. [Contient notamment : Jean-Marie Vaysse, « Vie et dispositif : entre Heidegger et Foucault » ; François Guéry, « Le Gestell, le dispositif, leur complémentarité. Dispositif comme alternative au Gestell » ;  Xavier Guchet, « Dispositif et subjectivation » ; Emmanuel Picavet, « Expertise et évolution des formes de coordination autour de dispositifs techniques ».]