Exposition et tension

À propos du mode de présentation dans l’espace des tableaux de Pierre Soulages*

Le mode d’accrochage dans l’espace de certaines peintures de Pierre Soulages a souvent été remarqué. Au fil des ans, la simple suspension a fait place à l’arrimage latéral à des câbles tendus entre sol et plafond. Pierre Encrevé distingue catégoriquement ces deux modes ; dans le second cas, selon lui, les toiles n’étant « nullement suspendues, nullement en lévitation[1] ». Ces deux modes de présentation, qui coexistent au demeurant avec l’accrochage classique au mur, supposent une scénographie, c’est-à-dire certains dispositifs dans l’espace. Mode d’accrochage et scénographie sont bien entendu liés aux peintures elles-mêmes, à leur format, à leur texture et à certains dispositifs d’assemblage.

La suspension chez Soulages

La suspension apparaît en 1966, dans le hall du Museum of Fine Arts de Houston, où, sur trois rangs, plusieurs grandes toiles sont suspendues au moyen de fils de nylon – leur dos, recouvert de contreplaqué peint en blanc, servant à y présenter de plus petites toiles. Ce mode de présentation va être repris un très petit nombre de fois : en 1974, à Dakar, où une seule toile subit ce traitement ; en 1975, à Madrid, dans une grande salle carrée, où elles sont à nouveau plusieurs dans l’espace – certaines, de même dimension y étant placées dos à dos ;  en 1976, à Saint-Étienne, et ceci pour la première fois en France. Voilà pour l’essentiel.

Suspension et lévitation

La suspension, considérée sous son aspect anthropomorphe [Marionnette de Taeuber], suppose une certaine manipulation. Si toute exposition n’est pas une suspension [Oppenheim + Moïse], toute suspension, par contre, expose [saint Gorgon]. Une récente étude comparatiste publiée dans une suite de bulletins de la Société de Mythologie française offre à cet égard des perspectives très curieuses [2]. Plusieurs des saints de la Légende dorée subissent des supplices successifs auxquels ils résistent avant d’avoir la tête tranchée. Ces supplices sont de trois sortes et peuvent être rapprochés des modes de sacrifices propres à chacune des trois divinités gauloises Esus, Taranis et Toutatis. À la première, Esus, qui nous intéresse, on sacrifie par pendaison, par le peigne ou par les flèches [saint Sébastien], ce qui suppose dans les trois cas que le corps supplicié soit exposé, attaché, suspendu. Mais l’exposition des corps mort [Ribemont-sur-Ancre] permet aussi que les corbeaux ou les oiseaux de proie en emportent les restes, en l’air. Il n’y a pas d’exposition par suspension sans un certains tropisme aérien…

Le tropisme de la suspension, dans l’art, depuis plus de cent ans, ne se mesure pas aux seuls mobiles de Calder. Une sorte de fantasme de la pure suspension éthérée y est présent, et dans maintes œuvres [Cécile Bart]. Elle est surtout lisible dans l’histoire de l’accrochage. Dans certains musées allemands, dès les années 1920 [Weimar], à New York, ensuite, l’abandon de la présentation surchargée [Dorner], l’adoption de murs neutres et l’espacement des œuvres [Moma] ont conduit peu ou prou à faire flotter celles-ci sur les murs. Il faut aussi compter avec une nouvelle conception de l’espace, un espace aérien, contemporain de l’essor de l’aviation et tout à fait lisible dans le suprématisme [Malevitch, 0.10, Diao]. Un espace de lévitation, exploré par le patron des aviateurs [Copertino], et qui ne va pas sans une certaine pneumatique [Bureau des diligences].

L’ascenseur immobile

« Suspendues dans l’espace, remarque encore Pierre Encrevé, les toiles sont potentiellement mobiles, sensibles à d’éventuels courants d’air [Viallat]. Cette mobilité, ajoute-t-il avait quelque chose de contradictoire à l’intention de Soulages de signifier la nature de « mur » de ses toiles, destinées à architecturer l’espace, à le construire et pas seulement à le rythmer. »

Il faut donc conjurer les courants d’air, éviter que ça se balance [Watteau], ancrer solidement le corps exposé [Christ], fut-ce par des attaches distribuées latéralement [Saint André]. Amarrer le navire afin qu’il ne dérive, ou jeter l’ancre pour maintenir la montgolfière dans un état stationnaire. Attacher. Nouer les vents.

Les bronzes monumentaux mais plats de 1977 auraient pu fournir le modèle de la stèle solidement fichée en terre ; Soulages, cependant, ne posera pas ses toiles au sol. Il les situera entre le haut et le bas en les y maintenant fermement, en les fixant latéralement à des câbles, le long desquelles ont pourrait leur faire faire l’ascenseur. Tel est bien l’effet de ce matériel d’accastillage utilisé : un ascenseur immobile et doté de deux portes opposées, biface en raison de la latéralité des câbles qui se moque de l’orientation de la toile – ce qui est pleinement réalisé lorsque deux toiles sont placées dos à dos. (Le modèle d’un ascenseur en activité se trouve dans la Demonstration Raum d’El Lissitsky, celle de l’Abstrakt Cabinet de 1928, mais il concerne un panneau-masque et non une peinture.)

Environnement ?

Le passage de la suspension à la mise à terre est illustré notoirement par deux expositions anglaises de la fin des années 1950. Toutes deux se développent spatialement comme des environnements. La première, de 1957, est due au trio Lawrence Alloway, Victor Pasmore, Richard Hamilton, ce dernier en ayant été la tête pensante. Elle portait tout simplement le titre An Exhibit. La seconde, qui lui répond deux ans plus tard, s’intitule Place. Y figuraient les peintres Robyn Denny, Ralph Rumney et Richard Smith. Dans l’esprit du second, ex membre unique du comité psychogéographique de Londres, c’était plutôt une ambiance, une « construction de situation ». Il semble que Robyn Denny ait poursuivi dans cette voie du panneautage et de la mise à terre.

Il existe un autre prétendant à l’antériorité de l’accrochage dans l’espace entre sol et plafond, c’est la fameuse présentation que fit l’architecte Frederick Kiesler de la collection abstraite de Peggy Guggenheim. Il y a bien dans ce cas environnement. Notons que la sur-signification de geste moderne, connoté par les obliques des tirants et les courbes du mobilier, éclipse quelque peu ici la vue des tableaux. Mais le terme « environnement » est-il approprié aux expositions de Soulages qui soutenait dès 1962 que, pour lui, une œuvre valable n’était pas un « climat [3] ». Il a pu aussi dire, il est vrai, que le cadre étant absent, « c’est le lieu où elles se trouve qui devient cadre. C’est pourquoi l’accrochage prend dans ce cas encore plus d’importance [4].  »

Les scénographies de Soulages

Dans l’exposition du centre Pompidou, trois dispositifs différents ont été adoptés pour les toiles : outre l’accrochage classique au mur (en gris) qui, du reste, est le plus nombreux, il y a deux sortes d’installations sur câbles : celles qui ne s’avancent que légèrement du mur sans qu’il soit possible de passer derrière (en vert) et celles dont on peut faire le tour (en rouge), souvent bifaces du reste. À plusieurs reprises, Soulages a défendu cette scénographie complexe, non exclusivement murale, en faisant remarquer qu’elle évite une lecture linéaire, chronologique ou autre, et, en conséquence, la main mise sur la peinture du discours de l’histoire de l’art ou des sciences humaines [5]. Elle permet une découverte non seulement dans la juxtaposition, mais aussi dans la profondeur du champ de vision [Beaubourg1979], et multiplie de la sorte les rapports possibles – le spectateur étant en définitive maître du jeu.

« Si vous êtes devant une toile sous un angle donné, vous la voyez confrontée à celles qui sont derrière et à celles qui sont de côté ; si vous changez d’angle, vous la confrontez à autre chose. Vous faites ainsi en bougeant un  autre accrochage, c’est-à-dire qu’on est devant quelque chose où la profondeur, l’étagement dans la troisième dimension, fait qu’on peut confronter une toile du premier plan avec pratiquement n’importe laquelle du deuxième ou troisième plan [6]. »

Frontalité

Dans l’accrochage en avant du mur (en vert), le spectateur ne peut aborder les peintures que de face. Dans un entretien de 1985, Soulages revient sur ce genre de posture [2 Montpellier].

« En ce qui concerne la mise en espace, je préfère que le spectateur aborde l’œuvre de face – j’aime les tableaux qui font face – et ceci pour éviter les déformations inutiles, dues aux effets perspectifs inévitables lorsqu’on les aborde de côté [7]. »

Dans ce face à face, le spectateur est pris dans l’espace de la toile, et cela tout spécialement dans les toiles « outrenoires ».

« [La] lumière, dit Soulages, vient de la toile vers nous qui la regardons. L’espace de la toile est alors devant elle, et nous sommes dans cet espace. Un espace autre que celui de la peinture traditionnelle [8]. »

La disposition frontale est conservée dans les grandes installations spatiales qui organisent les toiles sur plusieurs rangs [Beaubourg 1979, Lyon, 1987, Münster 1994]. Quitte à refaire le parcours en sens inverse, lorsque les toiles sont dos à dos, comme dans la grande salle 10 de l’exposition actuelle du centre Pompidou. Il n’y a pas environnement multidirectionnel, mais bien un seul vecteur directionnel de la face des peintures toutes tournées du même côté (ou en sens contraire). Les photographies rendent bien compte de cette disposition [Beaubourg 1979, Lyon, 1987, Münster 1994] qui appelle la comparaison avec les lisses d’une scène de théâtre classique, ou avec les panneaux amovibles d’un théâtre optique. À cette différence près que les lisses soulagiennes ne coulissent dans aucune coulisse [installation salle 10], que ses panneaux n’encadrent pas la scène et qu’au contraire, certains y occupent une position centrale, voire, depuis l’entrée, masquent le reste de la scène, comme c’est le cas lorsqu’on entre dans la salle 10 [plan] et que le regard trouve d’abord sur son chemin un double polyptyque [9] placé en avant ; de plus, les « lisses » les plus lointaines s’écartent, quand elles auraient dû se rapprocher si elles avaient appartenu à un décor théâtral classique. Voilà une inversion scénographique qui est à souligner et qui rappelle le parti adopté en 1979, au même endroit :

« je me souviens, dit Soulages, qu’on arrivait sur une toile blanche. D’abord, l’on ne voyait rien. Et puis, brusquement, on découvrait un ensemble : il y avait là deux toiles ; puis encore une toile ; pui à nouveau deux toiles. Et ainsi j’ai créé un  rythme [10]… »

Latéralité

Commentant lui-même une grande toile réalisée en mai 1968, le même insiste sur une latéralité qui vient quelque peu nuancer l’idée d’une peinture qui « fait face ».

« Un jour, déclare-t-il, je me suis aperçu qu’une peinture que je venais de faire fonctionnait avec une relation de droite à gauche, des relations latérales, si je puis dire, qui dominaient sur les autres et cela m’intéressait […] Dans ces peintures en longueur, ces relations introduisaient quelque chose qui m’a attiré : l’espace et le temps y sont mêlés différemment, vécus différemment [11] »

Reste à l’œil, devant ces polyptiques souvent verticaux, à faire le va et vient de haut en bas et de bas en haut, à sauter d’un panneau à l’autre, comme l’y invitent leurs traitements très différents [triptyque vertical]. Il faudrait introduire ici une assez longue analyse de ces rapports latéraux ou verticaux, et des mouvements de l’œil qu’ils appellent, des mouvements induits par la structure même de nombreux polyptyques. Mais cette analyse de la structure interne des œuvres a été faite par d’autres, bien mieux que je ne saurais le faire.

***

En conclusion, on soulignera la tension propre aux œuvres de Soulages, non seulement celle des fameux câbles dont il a été question, mais aussi une tension toute métaphorique, qui les maintient entre plusieurs vecteurs, plusieurs tropismes. Maintenues, tendues, entre l’enracinement matériel et la présence aérienne. Jouant du double jeu de la frontalité du plan ou de la rangées, d’une part, et de la profondeur des échappées, d’autre part. Faisant coexister le « faire face » du plan pictural avec des sollicitations latérales et/ou verticales. Combinant l’instantané d’une appréhension globale et la temporalité d’une mise en relation de toiles assemblées ou de polyptyques à espacement. Imposant en définitive d’avoir à choisir entre l’espace de la toile qui absorbe le spectateur et celui de l’accrochage qui le rend libre de ses choix.

Métaphore de l’ensemble des propositions scénographiques de Soulages, cette tension entre plusieurs choix, plusieurs sollicitations, est inséparable du temps de la réception. Et dans ce temps de la réception, le spectateur participe à la construction du sens de l’œuvre. Non seulement il peut faire cette expérience de la tension entre des vecteurs opposés, mais l’œuvre, pourrait-on dire, a besoin de sa participation pour que cette tension soit pleinement activée.


* . Christian Besson, Communication au colloque Soulages, Paris, Centre Georges-Pompidou, 21 janvier 2010. (Les passages en rouge indiquent une diapositive.)

[1] . Pierre Encrevé, Soulages. L’Œuvre complet, peintures III, 1979-1997, Paris, Le Seuil, 1998.

[2] . Michaël Tonon, « Le noyé, le pendu… et le brûlé : Toutatis, Esus et Taranis », Mythologie française, n° 227, juin 2007 ; « Les saints aux trois sacrifices dans la Légende dorée : survie chrétienne de thèmes celtiques », n° 231, juin 2008 ; « Sainte Reine et la déesse trivalente cetique compagne d’Esus-Taranis-Toutatis », n° 232 et 233, septembre et décembre 2008.

[3] . Entretien avec Pierre Buraglio, in « Procès à Soulages », Clarté, n° 43, 1962.

[4] . Entretien du 25 novembre 1985, inclus dans Barbara Alvarado et Tatiana Autajon, « Le cadre dans l’abstraction lyrique », in Le cadre et le socle dans l’art du XXe siècle, ouvrage coordonné par Serge Lemoine, Dijon, université de Bourgogne/Paris, Centre Georges Pompidou-Musée national d’art moderne, 1987.

[5] . Idem, ibidem.

[6] . Pierre Soulages, « Entretien avec Jean-Michel Le Lannou » [1999], Écrits et propos, Paris, Hermann, 2009.

[7] . Pierre Soulages, entretien du 25 novembre 1985, op. cit.

[8] . Pierre Soulages, « Entretien avec Jean Pierrard », Le Point, mars 2003.

[9] . n° 102 et n° 105 du catalogue.

[10] . Pierre Soulages, « Entretien avec Jean-Michel Le Lannou » op. cit.

[11] . Pierre Soulages, « L’art n’a pas besoin d’anecdotes », entretien avec Georges Boudaille, Les Lettres françaises, 31 mai 1972.